Si le blocus des djihadistes a mis quelque chose à jour, c’est bien la fragilité et la vulnérabilité de notre pays et de son économie.

Un secteur aussi vital que l’hydrocarbure, aujourd’hui, dans le monde une question aussi bien de sécurité nationale que de facteur de développement, est comme délaissé. Consommation, importations, routes d’approvisionnement, affairisme pétrolier : radiographie d’un marché stratégique et explosif.

 Au Mali, l’essence et surtout le gasoil sont devenus une question de sécurité nationale. Nous ne produisons pas de pétrole et dépendons «entièrement et totalement », selon les expressions d’un importateur, des importations pour faire rouler les camions, alimenter les mines, faire tourner les groupes électrogènes, et produire l’électricité publique.

Depuis début septembre 2025, cette dépendance est apparue au grand jour : des attaques djihadistes contre les convois de carburant et un blocus des principaux axes ouest (Kayes, Nioro-du-Sahel) ont étouffé l’acheminement du carburant venant des ports côtiers. Les stations-service se sont retrouvées à sec, Bamako connaît plusieurs jours de files interminables et les prix réels “au bidon” ont flambé, malgré les tarifs officiels.

Le gouvernement a dû envoyer l’armée escorter des convois entiers de citernes vers Bamako. Le 7 octobre déjà, on annonçait près de 300 camions-citernes, puis des convois “de plusieurs dizaines” fin octobre, allant jusqu’à plus d’un millier de citernes selon certaines sources officielles, afin d’éviter l’asphyxie économique de Bamako. Ces convois venaient notamment du port de Conakry (Guinée). Et les routes d’approvisionnement sont désormais militarisées.

Nous brûlons environ 1,3 milliard de litres de carburant par an, soit 1,3 million de m³, et cette consommation continue d’augmenter sous l’effet combiné des groupes électrogènes, du parc minier et du transport routier. Nous dépendons structurellement des raffineries et dépôts côtiers de Côte d’Ivoire, du Sénégal et désormais de la Guinée, avec une militarisation croissante des convois. La Russie s’invite désormais comme fournisseur stratégique direct, avec des promesses de 160 000 à 200 000 tonnes par mois.

Les grands distributeurs du marché sont désormais quasi tous sous pavillon africain ou malien : Soyatt, NDC Énergie, Vivo Energy (Shell) et ColiEnergy/Bénin Petro (ex-TotalEnergies Mali). Le talon d’Achille reste le stockage national (un mois d’autonomie à peine) et la captation du secteur par quelques opérateurs proches du pouvoir politique.

Les autorités évaluent la consommation nationale annuelle de produits pétroliers autour de 1,3 million de mètres cubes par an, selon des données de Journal du Mali. 1,3 million de m³, cela veut dire environ 1,3 milliard de litres par an (un mètre cube = 1 000 litres). Cela revient à peu près à 3,5 millions de litres par jour pour l’ensemble du pays, dont environ 60 % absorbés rien que par le district de Bamako selon des estimations internes relayées publiquement.

Ce chiffre gigantesque n’est pas seulement du carburant “pour rouler”. Une part considérable part dans la production d’électricité. Énergie du Mali (EDM-SA) fonctionne encore très largement au thermique (groupes fonctionnant au gasoil et au fuel lourd). Son directeur général a expliqué en mars 2024 qu’il faudrait environ 500 millions de litres de combustibles (gasoil/fuel) – évalués à 309 milliards de francs CFA – pour couvrir à 100 % les besoins énergétiques du pays sur l’année 2024. (bamada.net)

Le marché malien reste dominé par le gasoil, l’essence et le fuel lourd. Le gasoil alimente le transport routier longue distance, l’activité minière, les groupes électrogènes industriels et une partie de la production électrique. Les prévisions internes de consommation parlent de plus de 740 000 m³/an, soit bien plus de la moitié du volume total.

Un système vulnérable

L’essence alimente le parc de motos, taxis-motos, tricycles de transport informel et voitures particulières. C’est elle qui manque en premier dans les stations en période de crise, parce que la demande urbaine est immédiate et visible. Depuis septembre-octobre 2025, la rareté de l’essence a forcé certains revendeurs à vendre le litre bien au-dessus du prix officiel, malgré l’annonce de l’État de maintenir le prix à 775 FCFA.

Le fuel lourd ou gasoil industriel est utilisé par EDM et les mines. A ces trois, on peut ajouter du pétrole lampant (kérosène domestique) et des lubrifiants. Mais en valeur, le gros du ticket reste le gasoil et l’essence. « Au premier trimestre 2025, les produits pétroliers et dérivés représentaient déjà près de 330 milliards de FCFA d’importations, soit environ 38 % de la valeur totale des importations du pays pour la période ». (Horonya finance)

Pour son approvisionnement, le Mali dépend des raffineries et dépôts côtiers. Historiquement et économiquement, la Côte d’Ivoire (port d’Abidjan) et le Sénégal (port de Dakar) sont les poumons logistiques du Mali pour les produits pétroliers. « Déjà avant 2024, Abidjan et Dakar représentaient “les deux tiers environ” des importations maliennes de carburants », selon les données financières internationales sur le Mali du FMI.

La Côte d’Ivoire reste un fournisseur majeur : elle compte le Mali parmi ses tout premiers clients pour l’exportation de produits pétroliers raffinés. Au point que le Mali pèse plus de 700 milliards de FCFA d’achats de produits pétroliers ivoiriens, très largement devant les autres clients de la sous-région. (YOP L-FRII)

Le corridor Dakar–Kayes–Bamako est lui aussi vital. C’est précisément ce couloir qui a été ciblé ces dernières semaines par les groupes armés affiliés à Al-Qaïda (JNIM / GSIM) qui ont revendiqué un blocus et multiplié les attaques contre les citernes, les bus et les infrastructures logistiques, avec un objectif clair : “asphyxier Bamako”. Le gouvernement a dû faire escorter militairement les convois et diversifier ses routes.

Un corridor fragile

En 2025, on observe en plus une montée en puissance du corridor Conakry (Guinée) – Bamako. Lors de la crise, Bamako a officiellement communiqué sur l’arrivée de convois de près de 300 camions-citernes “en provenance du port de Conakry”, escortés jusqu’à l’entrée de la capitale. La Guinée devient donc un axe alternatif de survie énergétique pour le Mali, surtout quand Kayes est sous pression sécuritaire.

Dernier tournant géopolitique : la Russie. Bamako et Moscou ont annoncé un accord visant des livraisons mensuelles de 160 000 à 200 000 tonnes de produits pétroliers raffinés, pour “soutenir la résilience et la souveraineté économique du pays”. (sikafinance.com)

Sur le papier, l’Office national des produits pétroliers du Mali (Omap) est la cheville ouvrière publique : il suit les stocks stratégiques censés couvrir quelques jours de consommation nationale et coordonne la distribution. L’Omap reconnaissait publiquement que son stock de sécurité – censé couvrir trois jours de consommation nationale – était déjà “épuisé” parce qu’il avait été injecté dans le réseau pour tenter d’éviter la rupture totale. (Connaissance des Énergies)

Derrière l’État, le marché est dominé par un noyau d’importateurs/distributeurs agréés, parmi lesquels Soyatt. Société de droit malien créée en 1989, spécialisée dans l’importation et la commercialisation de produits pétroliers. Le Groupe Niangadou, NDC est devenu un fournisseur clé en hydrocarbures pour des clients stratégiques : EDM-SA (électricité), les mines d’or et surtout la nouvelle mine industrielle de lithium à Goulamina. L’entreprise se distingue par sa flotte de citernes (plus de 200 camions-citernes mentionnés publiquement) et sa capacité à livrer du fuel en conditions difficiles. Elle est désormais considérée par les autorités comme un acteur national à soutenir pour “sécuriser” l’énergie du pays. (L’économiste du Mali)

Il y a Vivo Energy qui détient la licence Shell en Afrique de l’Ouest et exploite au Mali un réseau étendu de stations-service Shell, vendant carburants, lubrifiants et services aux particuliers, aux transporteurs routiers, au secteur minier et même aux administrations publiques. L’entreprise met en avant sa capacité logistique et de stockage sur le territoire malien, ce qui en fait un pilier du réseau de détail (stations-service) et de l’avitaillement industriel.

Enfin, on peut citer Total. Début 2025, TotalEnergies a officiellement quitté le Mali en cédant sa filiale locale à un groupe régional mené par ColiEnergy et Bénin Petro. Les nouveaux propriétaires ont repris près de 80 stations-service, en promettant de maintenir l’emploi d’environ 1 000 salariés. Cette prise de contrôle maliano-ouest-africaine d’un réseau auparavant contrôlé par une major française change la carte du secteur de détail et renforce le poids d’opérateurs à capitaux régionaux dans la distribution des carburants.

À ces acteurs installés s’ajoutent les traders internationaux qui négocient les cargaisons à l’amont (raffineries ivoiriennes, sénégalaises, russes, etc.) et organisent la logistique jusqu’aux dépôts maliens. Des sources spécialisées en renseignement économique pointent depuis 2024 le rôle croissant de sociétés privées mandatées pour acheminer du carburant russe “rebrandé” vers le Mali et les pays de l’AES.

« Quatre fragilités minent le secteur des hydrocarbures au Mali. Le Mali ne raffine pas. Il achète tout son carburant à l’extérieur. Résultat : le moindre blocage de corridor routier, le moindre incident sécuritaire ou diplomatique, et le pays s’arrête. Les deux zones d’approvisionnement, Dakar et Abidjan, sont ciblées par les groupes armés. Le Mali ne dispose que d’environ 53 853 m³ de stockage, soit à peine l’équivalent d’un mois de consommation nationale (sur la base d’1,3 million de m³/an). Enfin les problèmes de gouvernance », résume un spécialiste du secteur.

Alexis Kalambry